Apprendre
à être heureux
Boris
Cyrulnik,neuropsychiatre

Extrait
du nouvel Observateur, 2006
Un
bonheur égal et sans nuage peut devenir fade.. Ce
sont le rythme, la respiration, l'alternance de période
de privatisation et de satisfaction que provoque le sentiment
qu'on appelle le bonheur...
Nous
autres humains avons la possibilité , ayant identifié
une ou des causes de notre malheur, de les affronter ou
de les fuir. Les personnes émotionnellement fragiles
se sécuriseront en cherchant la routine (…). D'autres
rechercheront des situations de stress (…). Par essai-erreur,
on finit par découvrir ce qu'on veut et ce qu'on
vaut. Nous avons toutes sortes de procédés
à disposition pour combattre le malheur : l'action,
le travail, le risque, l'affection, le sport, le mariage,
l'amitié, les petits stress qui maintiennent éveillés.
J'ajouterai
la mentalisation , c'est-à-dire le fait d'aller chercher
dans mon passé des souvenirs qui constituent ma mémoire
autobiographique. En les mettant en mots, je donne forme
à cette représentation. (…) Si je suis seul
avec mon récit, je peux m'enfermer dans la rumination,
(…) et l'on voit alors s'allumer la zone de souffrance.
C'est
ce que font les déprimés. (…) En revanche,
le fait de me décentrer de moi, de mettre mes souvenirs
en mots pour les raconter à un autre (…) provoque
un soulagement.(…)
Les
souffrances morales sont traitées par la même
zone du cerveau que les douleurs physiques . (…) Nos catégories
mentales nous donnent à penser que le bonheur est
le contraire du malheur. Mais les mots malheur et bonheur
ne sont que des représentations, des sensations.
Ils ne désignent pas des réalités objectives.C'est
notre perception du monde qui lui donne un goût de
bonheur et de malheur.
Une
même situation me rendra heureux ou malheureux selon
mon système de représentation.(…) Il faut
souffrir pour être heureux. La suppression de tout
malheur créerait un sentiment de vacuité,
de non vie.(…)
Pour
trouver le bonheur, il faut risquer le malheur. Ou plutôt
: si vous voulez être heureux, ne cherchez pas à
fuir le malheur à tout prix, mais cherchez comment,
et grâce à qui vous allez pouvoir surmonter
le malheur. (…) Dans les pays en guerre, la famille est
le lieu du bonheur par excellence, un havre de paix.
En
temps ordinaire, on finit par y étouffer. (…) Avec
la paix, on a vu resurgir les conflits familiaux.(…) Si
j'ai dans mon monde mental un seul modèle, je suis
prisonnier. En sécurité, mais prisonnier.
Je ne pense plus, je récite. Je suis mort psychiquement.
A l'inverse, si je n'ai pas de modèle, je suis confus,
je ne sais pas qui je suis. Je vais dans tous les sens,
je gaspille mon énergie et je me blesse. Entre les
deux, il y a Michel FOUCAULT (voir
l'article sur Wikipedia) : “tout modèle est
nécessaire et abusif”. J'ai besoin d'un système
de pensée, d'une culture, et j'ai besoin de la critiquer.
A ce moment-là, je sais qui je suis et où
je vais. J'ai assez d'étayage pour être sécurisé,
mais je ne suis pas enfermé. Je suis vivant.(…)
Si
je n'ai pas de base de sécurité , je suis
condamné à l'errance et à l'anxiété.
Si je reste tout le temps près de ma base de sécurité,
je suis bien, mais je m'engourdis. Pour avoir une vie psychique,
j'ai besoin de ce couple d'opposés : la base affective
qui me sécurise et le monde étrange qui me
stimule.(…)
La
meilleure métaphore de l'existence, c'est sans doute
celle qu'a proposée Anna Freud en comparant la vie
à une partie d'échecs : les premiers coups
sont très importants, mais tant que la partie n'est
pas terminée, il reste de jolis coups à jouer
…